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JEANINE COHEN

En regardant une œuvre de l’artiste belge Jeanine Cohen, il y a d’abord le plaisir, la joie purement esthétique d’une construction rigoureuse, aux matières vraies et aux couleurs franches. Pourtant, passé le premier regard, le trouble s’installe. Est-ce une peinture, une sculpture ? Une peinture qu’on aurait dévoyée ? Une sculpture qu’on aurait plaquée au mur ?

De la peinture – appellation clairement revendiquée par l’artiste –, l’œuvre en a tous les attributs matériels classiques : châssis, toiles et couleurs. Ils sont là, bien visibles, n’expriment rien d’autre qu’eux-mêmes, du bois, de la toile, des couleurs. La matérialité des éléments est un des fondements du travail de Jeanine Cohen – en cela, elle se rattache au minimalisme – qu’elle magnifie par son sens de la composition et une sensible utilisation des couleurs. Des couleurs qui tranchent, en aplats agressifs et joyeux, souvent réduites à leur seul spectre, ou bien se font discrètes. Elles envahissent alors l’envers pour devenir reflets, lumières, traces. Parfois, elles viennent se réapproprier l’entièreté du tableau qui se teinte de monochromes délicats et profonds.
Peinture donc, mais sculpture tout aussi bien, par sa construction tridimensionnelle. Si l’espace fictif du tableau existe toujours, c’est un cadre sans référence qui trace des espaces géométriques et des évidements que le mur, devenu partie intégrante de l’œuvre, ne fait que prolonger.

Cette rigueur rythmique aux harmoniques parfaitement maîtrisées dissimulent cependant d’imperceptibles fluctuations. Entre ces tracés sculpturaux et ces surfaces colorés, se dessinent des liaisons secrètes portées par la lumière. Émettant de fines vibrations, les lignes se floutent ou se durcissent dans ses variations. Ce qui devrait être fixe, bouge imperceptiblement. La lumière est devenue la quatrième matière du tableau. Par ses mouvements et son intensité, elle transforme l’austérité de la construction et fait palpiter l’œuvre. Ce qui se joue là est un poétique et insaisissable jeu de contradictions : intérieur / extérieur, couleur / matière, visible / invisible, détermination / indétermination.

Dans les peintures de Jeanine Cohen tout commence souvent par l’élaboration d’une maquette qui lui permet de mettre l’idée au clair. L’agencement des différents éléments s’y révèle avant tout un choix rationnel et esthétique, sans aucune trace d’histoire, d’anecdote ou d’intime. Chaque idée est explorée par « déplacements successifs » pour reprendre l’expression de Marthe Wéry, peintre belge qu’elle admire, et donne naissance à une série de subtiles variations. « L'idée devient une machine qui fait l'art », pour reprendre cette fois la formule d’un autre artiste qui l’a beaucoup inspirée, Sol Lewitt. C’est pourquoi cet art se prête autant à une œuvre de petites dimensions qu’aux installations murales ou aux interventions architecturales. Mais, contrairement à l’artiste américain, l’émotion reste le but intrinsèque de l’œuvre et s’impose grâce aux subtiles affinités introduites entre rigidité et palpitation lumineuse.

Qu’elle expose en Belgique, au Portugal, en France ou en Islande, elle conçoit souvent ses expositions en fonction du lieu. Pour cette nouvelle exposition dans le très atypique Atelier 34zero Muzeum de Jette, Jeanine Cohen a scruté, examiné, soupesé l’espace pour en proposer une occupation qui le dévoile et l’occulte en parallèle. Elle a imaginé plusieurs séries inédites de grandes œuvres capables d’entrer en résonance avec cette vaste salle brute et crue qu’entourent de petites pièces nues.

De grandes bâches aux constructions élémentaires occupent la pièce centrale. En suspension le long des murs, elles développent des imbrications de formes aux couleurs sourdes et profondes que des ombres et des transparences habillent de faux-semblants en relief. Ce qui semble plat ne l’est pas, ce qui devrait flotter ne flotte pas, ce qui devrait rester immobile tremble. Trouble toujours !
Dans les espaces annexes, des impressions digitales à l’oppressante géométrie viennent mettre en scène une violente confrontation entre la planitude du support et l’air qui semble gonfler les grands prismes en aplats de couleurs franches. Étouffant dans la surface du tableau, leur extension inéluctable ne semble que momentanément contrainte par les bords de la toile avant l’explosion.

Si on retrouve encore le bois et la toile, l’artiste a pris le parti de détourner la substance même de la peinture en utilisant un type d’impression réservée à la photo pour nous faire pénétrer dans la couleur. La contradiction n’est qu’apparente. Tout se joue dans les rapports entre matérialité des éléments et abstraction idéale, savante géométrie et passages colorés, franchise des lignes et flou de la perception.
Un détournement poussé à son paroxysme dans l’œuvre conçue avec Javier Fernandez. La peinture a emprunté cette fois le chemin de l’image mouvante. Dans la salle obscure, les couleurs s’animent et se percutent, se fondent et se déchirent dans une danse tantôt joyeuse tantôt inquiétante. La vidéo insuffle la vie aux formes statiques de l’image peinte et impose à nouveau de s’interroger sur la nature de nos perceptions.

En utilisant de nouveaux supports pour sa peinture, Jeanine Cohen ne se détourne pas de ses objectifs. Il s’agit toujours d’explorer l’apparente contradiction entre l’objectivité d’un monde géométrique et l’émotion née du stimulus sensoriel de la couleur et de la lumière.
Mais en provoquant l’attention du spectateur et son interrogation – l’exposition portera d’ailleurs le titre de Why not ? Autre chose – l’artiste belge nous convoque à une confrontation de l’objet et nous suggère une nouvelle expérience de la peinture.

Isabelle Poujet 2020